J’ai toujours trouvé profondément injuste le sort réservé à Tony Martin. Quand le chanteur britannique rejoignit les rangs de BLACK SABBATH en 1987 en vue d’enregistrer « The Eternal Idol », le groupe était aux mains de Tony Iommi et avait d’ores et déjà largement entamé sa réserve de crédibilité. L’éviction de l’emblématique mais ingérable Ozzy Osbourne à la fin des années 70 avait aliéné une part non négligeable des fans originels. Cependant, un miracle eut lieu avec l’intégration du chanteur extraordinaire Ronnie James Dio, en provenance de RAINBOW, qui permit au groupe de se réinventer et d’attirer une nouvelle génération de fans, tout en signant un album classique, « Heaven And Hell » (1980), un autre frôlant un statut identique, « Mob Rules » (1981), ainsi qu’un double disque live, « Live Evil » (1982), refermant la parenthèse magique sur fond de déchirements acrimonieux.
Sans être artistiquement honteuse, la séquence suivante, qui vit l’intégration de Ian Gillan, ancien de chez DEEP PURPLE, ayant fait le tour d’une fort honnête carrière solo, donna lieu à un album controversé, « Born Again » (1983), comportant quelques titres très solides, mais globalement desservi par un mixage atroce et par une pochette trop cliché. D’ailleurs, le temps d’une tournée, Gillan s’en alla rejoindre la reformation du DEEP PURPLE Mark II. Fort logiquement, Tony Iommi chercha à se donner de l’air en enregistrant un album solo, « The Seventh Star », plus Hard Rock que Heavy Metal, avec Glenn Hugues (ex-DEEP PURPLE, décidément !). Hélas, les pressions de la maison de disques amenèrent le guitariste moustachu à accepter que son album, par ailleurs de qualité, paraisse sous l’appellation bâtarde de Tony Iommi’s BLACK SABBATH.
A ce stade, le nom de BLACK SABBATH se trouve nettement dévalorisé, Tony Iommi demeurant l’unique rescapé de la formation originelle, entouré d’un effectif de musiciens sans cesse changeant, à l’exception du claviériste et parolier Geoff Nicholls (ex-QUARTZ, décédé en 2017). On ne le savait pas à l’époque, mais l’embauche de l’inconnu Tony Martin marqua une période de stabilité à ce poste essentiel, et ce de 1987 à 1991. Le premier opus portant la marque vocale de Tony Martin fut donc « The Eternal idol », un disque comportant quelques compositions solides (on pense à l’accrocheur « The Shining ») et doté cette fois d’un son équilibré. Cela dit, stylistiquement parlant, le SAB ne renouait ni avec le son épais originel de la période Ozzy, ni avec le souffle épique de l’épisode Dio. A l’époque, le groupe ne pouvait lutter contre le Hard commercial de BON JOVI en consorts, le Hard ultra looké de MÖTLEY CRÜE et suiveurs, pas plus que contre l’explosion du Hard ravageur de GUNS N’ ROSES. Ne parlons pas d’un doublement sur la file de gauche par la vague Thrash et compagnie…
Conscient que les ouvertures commerciales resteraient vaines et aliéneraient les derniers fidèles adeptes de Heavy Metal, Tony Iommi et le batteur vétéran Cozy Powell donnèrent à l’album suivant un visage ostensiblement Heavy. Ainsi naquit en 1989 « The Headless Cross », un album musculeux et crédible, même si, à titre personnel, je trouve production et mixage caricaturaux (il semblerait que la présence du légendaire batteur Cozy Powell ait conduit à un son de batterie particulièrement tonitruant… sans parler de cette pochette ultra-cliché et bon marché !). Le durcissement instrumental conduisit Tony Martin à muscler son chant, avec pour effet colatéral une multiplication des comparaisons avec son illustre prédécesseur Ronnie James Dio.
Sans forcément rétablir la popularité de BLACK SABBATH, l’album en rétablit quelque peu la crédibilité, principalement en Europe. D’où l’enregistrement dans la foulée de « Tyr ». Album usuellement déclassé, il demeure à mon humble avis mon préféré. Doté d’un son plein et contemporain, il renoue avec une veine épique, portée autant par la guitare du maître que par les cordes vocales – fortement sollicitées – de Tony MARTIN. Sauf qu’à l’époque, les données du marché n’ont pas changé : sauf à donner dans la reformation et la nostalgie, les groupes fondateurs des années 70 pèsent peu face aux tendances évoquées plus haut, bientôt elles-mêmes ensevelies par ce qu’on appela le Grunge. Parmi les genres très divers pratiqués par les groupes affiliés à cette mouvance, nombreuses étaient les références aux riffs épais que BLACK SABBATH proposa dès 1970.
Tentant le tout pour le tout, Tony Iommi opta pour une réunion du line-up de 1981, avec l’album « Dehumanizer » (1992), puissant mais sans nuances ni magie ; la tournée qui s’ensuivit, sans être un four, attira des foules modérées. Un petit tour et puis s’en va. Anecdote vérifiée : les relations avec Dio s’avérant difficile, Martin fut discrètement rappelé pour tenter de sauver le coup ; après un tour de piste, il déclina l’offre et BLACK SABBATH s’offrit un album et une tournée avec Dio.
Martin enregistra sans se décourager son premier album solo, « Back To Where I Belong » (1992), dans une indifférence générale. Les échecs publics concomitants de sa carrière solo à peine éclose et de la seconde période Dio pour BLACK SABBATH entraînèrent son rappel au sein de l’enseigne historique, pour ce qui allait s’avérer être la période la plus ardue, tant sur le plan commercial que du côté artistique (1992-1997). Le groupe tente en 1994 un retour soigné avec l’album « Cross Purposes », bien écrit, bien produit, mais trop peu marquant. Cela dit, même si elle se déroule devant des foules encore restreintes, la tournée qui s’ensuivit permit à votre serviteur de constater l’abattage scénique du groupe, avec un chanteur impérial et un résultat qui me sembla plus vibrant qu’au cours de la tournée précédente avec Dio : un comble ! En témoigne le live (CD et DVD) « Cross Purposes – Lives » (1995).
Le problème est que BLACK SABBATH ne sut pas capitaliser sur ce succès, plus artistique que public, en tentant de moderniser son Metal en confiant la production de « Forbidden » (1995) à Ernie C, guitariste de BODY COUNT. Ici, rien de fonctionne : compositions indigentes, production et mixage quelconques, pochette auto-parodique, bref c’est la sortie de route…
… y compris pour Tony Martin. BLACK SABBATH se tournant avec plus ou moins de succès et de créativité vers la nostalgie, à savoir vers ses deux chanteurs emblématiques Ozzy et R.J. Dio. A son corps défendant, Tony Martin se trouva récipiendaire de la pire période commerciale et artistique de BLACK SABBATH. Bonjour le boulet !
Avant tout un artiste, notre homme contourna le boulet en question en multipliant les collaborations ponctuelles (trop nombreuses à citer !) ou plus durables. Ainsi, sa collaboration avec le guitariste italien Dario Mollo aboutit à trois albums du projet « The Cage » entre 1998 et 2012. Comptons en outre deux albums avec le groupe anglo-germanique EMPIRE entre 2003 et 2006, trois albums avec le GIUNTINI PROJECT entre 1999 et 2013…
Surtout, sa carrière strictement solo s’enrichit en 2005 d’un second album, « Scream », renouant avec une veine plus conforme au Heavy Metal. Insuccès public mais réussite artistique, de quoi arrimer le chanteur à un public restreint mais fidèle parmi les fidèles.
Dix-sept ans après son second album sous son seul patronyme, Tony Martin revient à la charge avec son troisième album dont il maîtrise parfaitement les tenants et les aboutissants. Débutons en saluant la qualité, tant de la production –vivante, voire vibrante – que du mixage – très puissant, tout en demeurant limpide – qui fait la part belle au chant de Tony Martin, comme de bien entendu, mais aussi à la basse épaisse, mobile et groovy, tenue alternativement par Magnus Rosen de HAMMERFALL et par Greg Smith (mercenaire pour Ted Nugent, ALICE COOPER, Wendy O’ Williams, BLUE ÖYSTER CULT, DOKKEN, Vinnie Moore, Joe Lynn Turner…).
Cela dit, la qualité sonore ne garantit ni la qualité de l’interprétation, ni la qualité de l’écriture et des arrangements, autant de paramètres déterminants dans la définition qualitative d’un disque. Or, il se trouve que « Thorns » réunit toutes ces qualités. Au niveau de l’interprétation, on se doit de saluer la puissance, la force évocatrice, la versatilité des cordes vocales de Tony Martin, absolument impérial à plus de 64 ans au compteur tout de même, néanmoins en pleine maturité artistique : une splendide performance !
Au rayon guitaristique, tenu par Scott McLellan (relativement inconnu, spécialiste de PANTERA), on assiste à un grand écart parfaitement assumé, entre riffs épais accordés dans les graves, riffs tranchants, solos nerveux, tranchants et virtuoses (sans toutefois d’excès démonstratifs, avec quelques hommages évidents au maître Iommi). Outre l’approche puissante, voire explosive de la batterie maniée par Danny Needham (ayant précédemment exercé son jeu intense au sein de VENOM), on apprécie globalement un équilibre particulièrement intelligent et maîtrisé entre un certain classicisme Heavy Metal (si brillamment redéfini par BLACK SABBATH entre 1980 et 1981, réaffirmé sur « Headless Cross », « Tyr » et « Cross Purposes ») et une épaisseur, voire une agressivité, typiquement actuelles. Cependant, même quand le groupe fait montre de sa force de frappe, il conserve toujours un souci sourcilleux de la mélodie vocale et instrumentale. Outre d’être un gage d’une efficacité redoutable, cet équilibre brillant établit un pont entre une certaine tradition Heavy Metal et un Metal plus musculeux ; dans les passages les plus intenses, on pense paradoxalement – et pour partie seulement – à l’impact rythmique de CANDLEMASS quand ce groupe décide d’appuyer sur la pédale d’accélération.
Cela dit, Tony Martin s’autorise à transgresser les règles du pur Heavy Metal, avec une réussite totale. Ainsi, « This Is Your Damnation » s’avère un morceau acoustique, tendu et nerveux, moitié récité, moitié chanté de manière lyrique : absolument brillant ! En clôture d’album, on trouve le titre éponyme qui débute comme le meilleur d’ALICE IN CHAINS version acoustique, avant de se développer en mode mid-tempo rampant, avec harmonies vocales ad hoc. On relèvera en outre la magnifique alchimie guitare acoustique versus section rythmique tendue (avec arrangements de claviers splendides) de « Crying Wolf », sur laquelle le chant de Tony Martin se fait particulièrement sensible et évocateur : splendide performance vocale, sur fond d’instrumentation subtile. Sur « Nowhere To Fly », on retrouve ce goût des guitares alternativement troubles et pesantes qui caractérisèrent BLACK SABBATH en mode réinvention avec Dio au début des années 80.
Fort injustement, « Thorns » n’offre peut-être pas une autoroute vers un succès public, même tardif. Par contre, cet album permet à Tony Martin de démontrer quel grand chanteur il est. En sus, il fait la démonstration que son registre vocal étendu, si expressif, émotif et puissant, demeure pertinent dans un contexte Metal partiellement contemporain. Un fort bel album pour un chanteur par trop mésestimé.
Alain Lavanne
Date de sortie: 14/01/2022
Label: Battlegod Productions
Style: Heavy Métal
Note: 18/20
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Une réponse sur « TONY MARTIN “Thorns” (Royaume-Uni) »
“Tony Martin est le meilleur chanteur de toute l’ Histoire de Black Sabbath”” Cozy Powell